mercredi 28 avril 2010

10ème Café-Repaire mardi 25 mai 2010

Pourquoi les pauvres votent à droite ?

Animé par Matthias

Une vingtaine d'AMG se sont retrouvés durant près de 3h pour échanger autour de ce thème.

Pourquoi les pauvres votent à droite est le titre d’un ouvrage de Thomas Frank (journaliste et essayiste américain) paru aux Etats-Unis en 2004 et en France en 2008. Il analyse le basculement du Kansas (Etat pauvre de tradition Démocrate) dans le camp Républicain. Serge Halimi a ensuite étendu l’analyse à la France dans plusieurs articles du Monde diplomatique ainsi que dans la préface à l’édition française du livre.

La formulation de cette question est délibérément provocatrice. Frank écrit avec humour :

Depuis des décennies, les Américains assistent à une révolte qui ne profite qu’à ceux qu’elle est censée renverser. Les travailleurs en furie, forts de leur nombre, se soulèvent irrésistiblement contre l’arrogance des puissants. Ils brandissent leur poing au nez des fils du privilège. Ils se gaussent des affectations délicates des dandys démocrates. Ils se massent aux portes des beaux quartiers et, tandis que les millionnaires tremblent dans leurs demeures, ils crient leur terrible revendication : « Laissez-nous réduire vos impôts ! »

Il ne s’agit en aucune manière d’une stigmatisation des classes populaires, bien au contraire. Le sujet aurait pu être formulé de manière plus consensuelle (par exemple : Comment un pauvre peut-il être de droite ?) mais il aurait été dommage de se priver d’un intitulé qui nous interpelle et nous questionne d’emblée. Il s'agit en réalité moins des pauvres que de la stratégie politique de la droite et la question aurait très bien pu aussi être : Comment la droite a-t-elle réussi à susciter l’adhésion populaire en dépit d’une politique foncièrement favorable aux riches ?

La réponse à cette question est passionnante dans le cas des Etats-Unis. Pour faire passer leur programme économique réactionnaire, les Républicains conservateurs ont utilisé la fibre morale, se posant en défenseurs des valeurs traditionnelles de l’Amérique (nationalisme, puritanisme, religiosité) afin de masquer les véritables enjeux économiques et sociaux de leurs politiques. L’exemple du Kansas est particulièrement éclairant :

Prenez le Kansas, État agricole du Midwest, à la fois incarnation de l’Amérique profonde et en même temps terre politique radicale, autrefois bastion de la lutte anti-esclavagiste puis foyer des mouvements ouvriers comme les IWW. Et aujourd’hui ? État ruiné par les multinationales, le Kansas, surtout dans les comtés populaires, vote résolument pour la droite la plus réactionnaire. Thomas Frank montre comment les républicains ont habilement focalisé le débat sur des questions culturelles – l’avortement, la foi, le mode de vie – et non plus économiques. De pauvres rednecks hypothèquent leur maison pour soutenir des politiciens millionnaires qui les haranguent dans un langage populacier, leur vantent les vertus de l’Amérique profonde, celle « des packs de bière et des barbecues », condamnent les démocrates qui offensent Dieu par l’évolutionnisme et l’avortement, et méprisent l’Amérique éternelle en appréciant les sushi. Mais une fois élu, ces républicains appliquent un programme ultra-libéral : « Votez contre l’avortement et vous aurez le démantèlement de l’aide sociale » résume Frank.

Il est évidemment extrêmement intéressant pour nous d’élargir cette analyse à la France :

Selon Halimi et Frank, le pilonnage que subit la classe ouvrière du monde entier, la guerre de classes enclenchée par l’hyperbourgeoisie mondiale depuis une trentaine d’années ont fait se réfugier le prolétariat, et une bonne partie des classes moyennes, vers un nouvel opium du peuple, celui d’un “univers moral” complètement fabriqué par la superstructure. Les questions socio-économiques ont été laissées en déshérence parce que les dirigeants ont eu « l’habileté de mettre en avant leur conservatisme sur le terrain des valeurs. » Pendant sa campagne électorale, Sarkozy a fait oublier qu’il était le représentant et l’agent des forces d’exploitation et a rassuré en faisant appel à de prétendues valeurs fondamentales, à de prétendus comportements anciens. Les milliardaires réunis au Fouquet’s ont noyé dans le Champagne une victoire qui n’aurait pas été possible sans le vote à droite de nombreux chômeurs d’Hénin-Beaumont. Pour faire passer les cadeaux à ses amis Bouygues et Bolloré, Sarkozy a su dresser le prolétariat et les petites classes moyennes tantôt contre les “nantis” résidants à l’étage du dessus (employés avec statuts, syndicats et “régimes spéciaux”) ; tantôt contre les “assistés” relégués un peu plus loin ; ou contre les deux à la fois. La gauche traditionnelle fut incapable de contrer le discours sarkozien, terrorisée à l’idée d’être taxée de populisme. Vingt ans de TF1 privatisée ont également fait oublier aux catégories populaires qu’il pouvait exister des luttes collectives pour les salaires, pour une gestion démocratique des entreprises, pour une éducation nationale qui ne serait pas au service du patronat.

On trouve donc parmi les pistes d’explication : les tactiques politiques de la droite, les renoncements économiques et sociaux de la gauche et de la classe moyenne, le contrôle de l’école et des médias par les classes dominantes, l’effacement de la conscience de classe dans les têtes parmi ceux qui souffrent le plus du système en place, etc.

Cette question revêt bien entendu un aspect tactique important puisque la compréhension des mécanismes du vote populaire à droite est la base de toute lutte (à gauche ?) contre les manipulations du discours dominant.

Quelques références :

- Le livre de Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ? Comment les conservateurs ont gagné le cœur des États-Unis (et celui des autres pays riches), Agone, 2008. On peut lire les articles de la revue de presse sur le site des éditions Agone : http://atheles.org/agone/contrefeux/pourquoilespauvresvotentadroite/

- Deux articles de Serge Halimi dans le Monde diplomatique : au moment des élections présidentielles aux Etats-Unis en 2004 (http://www.monde-diplomatique.fr/2004/10/HALIMI/11549) puis au moment des élections présidentielles en France en 2007 (http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1167&var_recherche=identit%E9+nationale)

- Le livre de François Ruffin, La guerre des classes, Fayard, 2008. Il faut absolument lire le livre (à défaut on trouve sur internet l’introduction : http://media.la-bas.org/IMG/La_guerre_des_classes-prologue.pdf) et écouter l’émission de Mermet à son sujet : http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1519

Matthias

Document de présentation :
www.lesvertsguebwiller.com/caferepaireflorival/pauvredroite.pdf